«La distance qui sépare notre corps d'un objet perçu mesure donc véritablement la plus ou moins grande imminence d'un danger, la plus ou moins prochaine échéance d'une promesse. Et par suite, notre perception d'un objet distinct de notre corps par un intervalle, n'exprime jamais qu'une action virtuelle. Mais plus la distance décroît entre cet objet et notre corps, plus, en d'autres termes, le danger devient urgent ou la promesse immédiate, plus l'action virtuelle tend à se transformer en action réelle. Passez maintenant à la limite, supposez que la distance devienne nulle, c'est-à-dire que l'objet à percevoir coïncide avec notre corps, c'est-à-dire enfin que notre propre corps soit l'objet à percevoir. Alors ce n'est plus une action virtuelle, mais une action réelle que cette perception toute spéciale exprimera: l'affection consiste en cela même.» (Bergson, Matière et mémoire, 57-58)
Après avoir distingué deux systèmes d'images, les images invariables dans l'univers et les images variables dans la perception, ou en d'autres termes les images actuelles de la matière et les images virtuelles de la perception, Bergson ajoute un troisième terme au problème du passage entre la matière et la perception: l'affection. Notre corps ne pouvant être confondu à un point mathématique dans l'espace, la perception ne peut être uniquement comprise comme relevant d'une action virtuelle soustrayant et isolant des aspects particuliers à partir des images-matière (Bergson, 59). À cette perception se mêle l'affection, aux actions virtuelles se mêlent des actions réelles. Et cette affection survient, nous dit Bergson, lorsque l'objet et le corps coïncide, lorsque le corps devient lui-même l'objet à percevoir et l'objet perçu.
Le passage de Bergson sur la distance entre le corps et l'objet, sur l'intervalle entre la matière et la perception et sur l'affection comme une «perception toute spéciale» survenant lorsque cette distance ou cet intervalle est effacé m'a fait penser au film d'Antonioni Le désert rouge. J'ai vu ce film il y a déjà un certain temps mais j'ai un souvenir précis d'une scène où le personnage jouée par Monica Vitti est comme prise au piège dans une pièce, où les murs semblent vouloir se refermer sur elle. L'atténuation progressive de la distance entre l'objet et le corps du personnage représente ici clairement l'imminence d'un danger et lorsque Monica Vitti est finalement acculé dans un coin de la pièce, surgit un moment où la perception n'est plus simplement une soustraction du monde, un moment où une certaine puissance se dégage de la perception. Si, tout au long du film, le personnage de Monica Vitti est souvent comme en aplat par rapport au monde qui l'entoure, incapable de s'y fondre, soudainement, dans cette scène, la désolation de ce monde l'atteint dans son corps même.
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